Toi, moi et la nuit ft Bang Se Jun

Un sursaut. Et cette sensation de douleur qui envahie, suivie de près par la peur. Haneul se pencha sur le côté de son lit, prête à rendre le maigre contenu de son estomac. Mais la lucidité lui revint avec l’ouverture de ses yeux. Le sol du dortoir. Elle était dans son lit. Tout allait bien. Elle ne rêvait pas. Mais Se Jun, si. Elle n’avait pas mal. Elle n’avait pas peur. Elle n’avait pas envie de vomir. Rien de tout ça ne venait d’elle. Sauf ce fichu mal de crâne qui lui vrillait les tempes. Quelques inspirations lentes et profondes plus tard, la jeune femme écarta ses draps et se retourna sur le dos, prenant le temps de reprendre son souffle. D’arrêter de se croire ailleurs que dans le dortoir. Elle avait vécu pire en une nuit, mais ça ne rendait pas la chose plus simple, au contraire. Une main posée sur le ventre, l’autre sur le lit. Les doigts qui tapotent, qui gigotent, le cerveau concentré sur le présent et le ici. Une fois sa respiration et son souffle lents, posés, Haneul se leva enfin. Le dortoir était silencieux alors qu’elle le traversait dans le noir. Il n’était pas rare de la voir le parcourir en pleine nuit, au contraire, mais il était plus rare de la voir quitter sa chambre pour en rejoindre une autre. Quelques coups sur celle de Se Jun. Elle savait qu’il était réveillé. Elle savait qu’il ne se rendormirait pas, du moins pas tout de suite. Encore deux coups doux contre la porte, afin de ne réveiller personne. « Se Jun. C’est Haneul. » Si ce n’était pas la première fois qu’elle visitait ses rêves, c’était bien la première fois qu’elle lui rendait visite après. « Je sais que tu ne dors pas, tu me laisses à la porte ou je peux entrer papoter ? » Léger sourire dans sa voix, alors même qu’elle sentait ses jambes trembloter un peu, alors que des souvenirs du rêve revenaient. « Autant être réveillés ensemble, non ? » Elle n’était pas sûre d’avoir envie d’être seule, pas maintenant en tout cas. Rae Han n’était pas là pour la rassurer.

Le rêve revient encore, implacable, invariable. Une explosion retentit, l’air devient épais et irrespirable, saturé de poussière, de feu, et de l’odeur métallique du sang. Le chaos est total. Il court, mais ses jambes semblent peser des tonnes, comme engluées dans la terre trempée de sueur et de peur. Autour de lui, ses camarades tombent, l’un après l’autre, leurs cris s’éteignant dans le tumulte des tirs et des éclats d’obus. Leurs visages déformés par l’horreur le fixent, les yeux pleins de reproches, implorant son aide, mais il est paralysé. Il essaie de crier, de se débattre, mais sa voix est étouffée, sa volonté broyée sous le poids de ce qu’il a déjà perdu. Tout se répète sans fin : la panique, la douleur, les bruits déchirants des explosions qui ne cessent de résonner. Chaque coup, chaque détonation est comme une déchirure dans son esprit, ravivant les blessures qu’il essaie désespérément d’oublier. Il est pris au piège dans ce cauchemar, condamné à revivre les pires moments de sa vie, encore et encore.

Il se réveille brutalement, le souffle court, trempé de sueur, le cœur battant si fort qu’il croit un instant qu’il va éclater. La chambre est plongée dans l’obscurité, mais il lui faut quelques instants pour se rappeler où il est vraiment. Encore prisonnier de l’écho lointain des explosions, il serre les poings avec force, cherchant à retrouver un semblant de contrôle. Ses pensées sont confuses, entremêlées de flashbacks douloureux. Puis, dans ce silence oppressant, il perçoit des coups légers à la porte. Quelqu’un frappe. Il reste figé, hésitant à répondre, la peur encore trop vive dans ses veines. Une part de lui veut se replier sur lui-même, rester seul, mais il devine déjà qui se trouve derrière cette porte. La présence de la jeune nord-coréenne lui parvient, apaisante et réconfortante. Il sait qu’elle a ressenti son cauchemar, qu’elle en a probablement été témoin. Cela devrait le gêner, mais au contraire, il se sent moins seul. Lentement, il passe une main tremblante sur son visage, essuyant la sueur froide, avant de se redresser sur le lit. Son corps tout entier est tendu, encore secoué par les souvenirs douloureux. Les coups résonnent à nouveau, doux mais insistants. Sejun inspire profondément, essayant de calmer les battements frénétiques de son cœur. Finalement, il se lève et ouvre la porte.

Le visage d’Haneul apparaît dans l’obscurité, empreint d’une compréhension silencieuse. Sans un mot, il lui fait signe d’entrer. Ce n’est pas la première fois qu’elle assiste à ses terreurs nocturnes, mais cette fois, il ressent une étrange gratitude à l’idée de ne pas affronter cette nuit seul. Ils s’installent dans le silence, partagent une sorte de communion tacite. Puis, après un moment, Sejun brise le silence d’une voix rauque, à peine audible. « Désolé que tu aies dû voir ça… encore. » Il fixe un point invisible sur le sol, incapable de croiser son regard. « Parfois, je me dis que ça va passer… mais non. C’est toujours là. » Sa voix tremble très légèrement à la fin de sa phrase, révélant la douleur qu’il tente de contenir et de masquer pour paraître fort. Il ferme les yeux un instant, puis ajoute, plus doucement : « Merci... d’être là. » Il laisse échapper un léger rire amer, un son plus triste qu’amusé, avant de replonger dans le silence. Il retourne s'allonger sur son lit pour fixer son plafond, sachant déjà qu'il n'allait probablement plus être capable de s'endormir à nouveau.

La porte se referma derrière Haneul alors qu’elle pénétrait dans la chambre. Elle n’était pas sûre d’y être jamais entrée, n’avait jamais que quelques fois entraperçus les meubles. Maintenant, dans la pénombre, elle pouvait voir qu’il n’y avait rien de particulièrement intéressant ou croustillant à observer. C’était une chambre, dans un dortoir. Mais l’observer occupait son esprit, évitait qu’elle ne pense sans arrêt à ce qu’elle venait de vivre. « Pas besoin de t’excuser, ce n’est pas de ta faute si j’étais là. » Mieux valait accuser le Radiant, les Sud-Coréens, la guerre… Se Jun et Haneul n’étaient que des pions, des dommages collatéraux. La remarque du jeune homme ne fit que confirmer ce que pensait sa camarade, son cœur se serrant alors qu’elle voyait cette douleur dans sa posture, sa voix. Elle pouvait presque la sentir dans son propre corps. Elle ne savait pas trop quoi dire en réalité. Elle comprenait ce qu’il ressentait, l’avait elle aussi ressenti. Le pensait encore parfois. La seule différence était qu’elle n’en parlait à personne, hormis sa psychiatre. Hésitant quelques instants, Haneul finit par s’asseoir par terre, le dos contre le lit, tournée vers la fenêtre. Pour laisser de l’espace à Se Jun, lui permettre de se remettre tranquillement, s’il le voulait. Et le distraire. « J’ai rejoint l’armée à ma majorité et plus précisément la marine. Je viens d’un village de la côte est, mon père était pêcheur, ça nous semblait logique que je rejoigne la marine. » Et cette douleur qui lui serrait le cœur alors qu’elle repensait à son village, à son père. Elle ne savait même pas ce qui leur était arrivé. N’était pas sûre de vouloir le savoir. « J’ai passé presque toute la guerre en mer. Je n’ai jamais eu à combattre sur la terre ferme et sur un navire… C’est très différent. Il y a peu de morts en réalité, mais tellement de pression. On compte sur nous pour surveiller la côte, pour couvrir les arrières, pour envoyer des missiles. Mais quand un bateau est touché… Il n’y a aucune preuve. » Le sol semblait tanguer sous elle, bougeant au rythme d’une mer calme. Un frisson parcourut Haneul alors qu’il lui semblait sentir le vent marin. « A une époque, les marins refusaient d’apprendre à nager pour mourir plus vite en mer, s’ils chaviraient. Beaucoup de mes soldats et compagnons n’avaient pas voulu apprendre pour les mêmes raisons. » Ils vivaient tous avec la même peur, à cette époque : mourir lentement en mer, incapables de nager à cause de l’épuisement, attendant le moment où ils finiraient enfin par couler et se noyer. « Et au final, j’ai été capturée quelques jours avant la fin de la guerre. Ça ne faisait même pas une semaine que j’avais été envoyée sur le continent. Ironique, non ? » Elle refusait de se demander combien les choses auraient été différentes, si elle avait refusé cette dernière promotion.

Le jeune homme reste silencieux, laissant les paroles d’Haneul se fondre dans l’obscurité de la pièce. Il écoute, attentivement, les images décrites par la jeune femme se superposant à ses propres souvenirs, tissant une toile de souffrance partagée. La mer… Elle le fascine pourtant, elle l'apaise. Mais.. Ce sentiment d’abandon, cette angoisse sourde de mourir loin de tout, il la connaît bien, même s’il ne l’a jamais expérimentée de la même façon. Lui, c’était la terre qui l’avait piégé, le sol meuble sous ses pieds, prêt à l’engloutir. Pour elle, c’était l’océan, sans fin et sans fond, une tombe liquide où les cris s’étouffent dans les vagues. La douleur n’a pas besoin d’être comparée, elle est simplement là, à les dévorer de l’intérieur.

Pendant un long moment, il ne trouve rien à dire. Comment pourrait-il répondre à ça, de toute façon ? Il se sent encore plus démuni qu’avant. Ils ont tous deux perdu des fragments d’eux-mêmes dans cette guerre, des morceaux éparpillés qu’ils ne pourront jamais retrouver. Il est surpris de constater à quel point son propre fardeau semble moins lourd en entendant celui de quelqu’un d’autre. Pas parce qu’il est moins douloureux, mais parce que ce partage, ce moment de vulnérabilité, lui fait sentir qu’il n’est plus seul à porter ce poids. Haneul, avec ses mots, a mis en lumière quelque chose qu’il s’évertuait à enfouir. Il la regarde, assise par terre, dos au lit, tournée vers la fenêtre. Et ça le fait réfléchir. Elle veut sans doute lui laisser de l’espace, mais il voit aussi un besoin de distance, comme si elle se protégeait en restant à l’écart. Lui, il aimerait qu’elle soit près de lui, non pas pour combler un vide, mais pour partager ce silence autrement que par des mots. Un silence moins lourd, moins solitaire.

Sejun prend une inspiration, rassemblant le courage nécessaire pour briser ce mur invisible entre eux. Il hésite, ne sachant pas comment formuler sa demande sans paraître insistant. Pourtant, il finit par parler, sa voix pourtant grave se fait plus douce, rassurante : « Tu veux pas rester par terre. Viens… » Il se tait un instant, cherchant à expliquer, sans vraiment savoir comment alors par réflexe, il vient doucement attraper le poignet de la demoiselle. « Juste… à côté de moi. Pas besoin de parler, juste… rester là. » Il détourne les yeux, fixant un point invisible sur la couverture, comme pour se protéger d’un éventuel refus. Il n’a aucune arrière-pensée, juste cette envie inexplicable de ne pas laisser la jeune-femme se recroqueviller seule, isolée dans sa propre douleur. Il sait à quel point cela peut empirer les choses, cet isolement. C’est ce qui l’a rongé pendant si longtemps. Le silence, la solitude… ils finissent par amplifier les ombres dans l’esprit.

Il réfléchit à ce qu’elle a raconté, à la marine, à ces hommes qui refusaient d’apprendre à nager pour mourir plus vite. C’est absurde, et pourtant terriblement humain. Une partie de lui comprend cette logique perverse. Il aurait probablement fait pareil s’il s’était retrouvé à leur place. Cette pensée le trouble, mais il la garde pour lui, la range avec les autres souvenirs qu’il n’a jamais partagés. Il lève les yeux vers elle, cherchant son regard, même si elle ne se tourne pas tout de suite vers lui. « Merci de m’avoir raconté ça. » Sa voix est douce, presque un souffle ; ce n'est pourtant pas ce qui le caractérise habituellement. « C'est pas facile d’en parler, je le sais. » Et au fond, il sait que ce n’est pas la présence qui apaise les cauchemars, mais elle les rend au moins un peu plus supportables.

Le ciel étoilé de la ville semblait s’être effacé, remplacé par un ciel vide de lumières artificielles, avec le bruit de la mer contre le navire et le mouvement des vagues. La demande de Se Jun fit disparaître ces images imaginaires, Haneul ne prit même pas la peine de forcer un sourire. En intégrant les Bulgeunsae, elle avait vite décidé de ne pas cacher ses rendez-vous psys, ses médicaments, ses sautes d’humeur. Alors faire semblant devant un Nord-Coréen ? Non. Elle ne croisa pas pour autant son regard, trop absorbée par les souvenirs qui l’avaient envahis. Elle n’en parlait presque jamais. Personne n’avait envie de savoir, ne posait des questions. Les yeux dans le vague, Haneul sentit une petite chaleur l’envahir alors que Se Jun insistait. Elle n’était pas sûre de s’il insistait plus pour lui que pour elle. Hochant la tête, la jeune femme le rejoignit lentement afin d’éviter d’écraser son camarade au passage, laissant un petit espace entre eux deux malgré tout. Un frisson la traversa alors qu’elle se souvenait de la dernière fois qu’elle avait partagé un lit avec un homme. « C’est plus simple quand on a l’habitude de parler de ce genre de choses avec une psy. » Faux-sourire en veillant à ne pas croiser le regard de Se Jun, elle n’avait pas envie de reproduire les erreurs du passé. « Mais personne ici ne parle de la guerre, ou du moins pas comme ça. Quand je suis arrivée, j’ai pensé qu’on était tous des survivants, qu’on avait tous été sur le champ de bataille. Mais non. » Un rire amer lui échappa : « Je doute même que ne serait-ce que la moitié des Bulgeunsae sache que j’étais militaire, avant de me retrouver… Ici. C’était mon métier, mon avenir. La première chose que j’ai choisie… » Un soupir souleva sa poitrine. Le Sud lui avait définitivement tout pris. « Ça te plaisait, toi, l’armée ? J’avoue que je ne sais pas tout de votre famille, mais… Je suppose que vous n’avez pas eu beaucoup le choix, ta sœur et toi ? »

Il observe la nord-coréenne s’approcher lentement, remarquant l’espace qu’elle laisse entre eux. Il respecte cette distance, bien qu’un léger regret l’accompagne. La proximité qu’il espérait n’arrivera peut-être pas, mais il se contente de ce silence partagé, où les souvenirs douloureux flottent encore dans l’air. Les mots de Haneul sur la guerre et les désillusions des survivants résonnent en lui. Il connaît trop bien cette solitude, ce sentiment que même parmi ceux qui ont souffert, chacun reste enfermé dans ses propres cicatrices. Il joue distraitement avec le bord effiloché de la couverture, méditant sur la nature cruelle de ces expériences communes qui ne créent pas forcément de liens.

Il réfléchit à ce que Haneul a dit sur son passé militaire, sur les rêves brisés. Pour elle, c’était un choix, un avenir qu’elle a perdu. Pour lui, l’armée n’a jamais été une question de choix, c’était une voie imposée, naturelle dans sa famille. « Tu as raison. » finit-il par dire doucement. « On n’a pas vraiment eu le choix, ma sœur et moi. C’était… imposé. Presque naturel, en fait. Tu dois connaitre ma famille, du moins de nom.. Et dans notre famille, on ne réfléchissait pas à ce qu’on voulait faire ou être. On suivait juste le courant, les ordres, les traditions. » Malgré cette contrainte, il admet à demi-mot que l’armée lui a apporté un sens, non par patriotisme, mais comme une manière de prouver qu’il pouvait survivre, qu’il pouvait être utile malgré les attentes écrasantes qui pesaient sur lui. « L’armée… ça me plaisait, oui. Pas pour les raisons qu’on pourrait croire. C’était… un moyen de se prouver qu’on était plus forts que ce qu’on nous laissait croire. Qu’on pouvait survivre, qu’on pouvait être utiles. » Il réalise qu’il s’ouvre plus qu’il ne l’aurait voulu, mais face à la sincérité de la demoiselle, il se laisse emporter par cette vulnérabilité partagée.

Le regard du garçon se perd un instant dans la pénombre de la pièce. La question qui lui vient, presque murmurée, est de savoir si tout cela avait un sens. « Parfois, je me demande si tout ça avait vraiment un sens. » Il sait qu’il n’y a pas de réponse satisfaisante à cette question, mais la formuler à voix haute semble étrangement libérateur. Pourtant, derrière cette réflexion surgit une autre pensée plus sombre, un désir qu’il refoulait jusque-là. Maintenant qu’il a survécu, qu’il n’est plus ce pion sans pouvoir, il sait qu’il a enfin la capacité de frapper ceux qui ont détruit sa vie, celle de sa sœur, de ses amis… De son peuple. Une part de lui brûle d’envie de se venger, de rendre les coups à ceux qui les ont piégés dans cette existence sans issue. Il ne le dit pas à haute voix, mais cette envie le ronge lentement. Il tourne finalement les yeux vers Haneul, cherchant peut-être un signe de compréhension, avant de conclure d’une voix plus ferme : « Mais au moins, on est encore là. C’est déjà quelque chose, non ? » Cette simple constatation, aussi fragile soit-elle, est la seule lumière qu’il trouve au milieu de l’obscurité. C’est peu, mais c’est tout ce qu’il peut offrir dans l’instant, même si, au fond, cette lueur vacillante est alimentée par une soif de vengeance qu'il peine à masquer.

Haneul avait l’impression qu’une chape s’était déposée sur la chambre qu’ils occupaient, Se Jun et elle. Une chape de tranquillité, comme si le monde était devenu silencieux le temps qu’ils pansent leurs blessures et partagent leurs souvenirs. « Comment ne pas connaître le nom de votre famille quand on est dans l’armée, mh ? » Sourire forcé, qui s’entendait dans la voix. Elle s’était doutée de la réponse que ferait Se Jun, en posant la question, elle avait croisé des soldats dans la même situation que lui et puis… Ce n’était pas non plus quelque chose qui lui était étranger. Entendre son explication rajoutait un peu plus, surtout un soulagement de voir qu’il avait su trouver du plaisir, un sens à ce métier qu’il n’avait pas forcément choisi. Haneul gardait le silence, écoutant, sentant les légers mouvements de son camarade sur le lit, absorbant ces aveux. Elle avait l’impression qu’elle n’avait pas pu parler aussi sereinement de son ancienne vie depuis une éternité… Ce fut cette sensation qui lui permis d’être honnête, de ne pas se censurer en répondant à Se Jun : « Mais beaucoup ne sont plus là… » Un murmure qu’elle laissa échapper avant de fermer les yeux. Pas pour dormir, juste pour se fermer temporairement au monde. Juste quelques instants. Le temps de prendre de lentes inspirations pour ravaler la tristesse qui avait envahie son cœur, chaque battement résonnant avec douleur dans sa poitrine. Elle ne savait pas combien de temps s’était écoulé quand Haneul rouvrit les yeux, se tournant sur le côté pour faire face à son compatriote. « Je t’ai dit que mon père était pêcheur. Là d’où je viens, on n’avait pas trop le choix, quant à notre avenir : ma mère était femme de pêcheur, mon père pêcheur. J’étais une fille, j’allais être femme de pêcheur. Je crois que j’aurai pu aimer… J’ai toujours aimé la mer, en tout cas. » Un petit sourire étira ses lèvres alors que son regard se faisait vague, les souvenirs remontant. « J’ai toujours adoré nager. J’ai d’ailleurs vu que tu avais rejoint le club de natation ! Tu nageais beaucoup, avant ? » C’était quelque chose qu’elle n’osait plus faire maintenant, et ça l’attristait encore. « D’ailleurs, c’est quelque chose qui m’a fait bizarre, quand j’ai rejoint l’armée : les villes étaient si grandes, comparées à celle où j’ai grandi ! Je n’arrêtais pas de me demander comment vous faisiez pour ne pas vous perdre ou vous sentir seuls. » Son sourire s’agrandit, alors qu’elle repensait à ce début de vie adulte, cette naïveté qui l’avait mise à l’écart, au début. Elle ne regrettait rien de cette période.

Le nord-coréen écoute la demoiselle avec une attention silencieuse, remarquant le tremblement léger dans sa voix et les pauses qui révèlent plus que ses mots ne le font. Lorsqu’elle évoque la simplicité de la vie qu’elle aurait pu mener, une part de lui ressent une étrange mélancolie. « On se prend souvent à rêver de ce qu’on aurait pu être » murmure-t-il doucement, comme s’il répondait à une pensée qu’ils partagent tous les deux. « Une vie plus simple, sans devoir choisir entre se battre ou se soumettre… La liberté. C’est ce qu’on voudrait tous, non ? » Il sait que sa propre vie n’a jamais permis ce genre de rêveries. Tout avait été tracé pour lui avant même qu’il puisse s’interroger sur ses propres désirs.

Quand elle parle de natation, quelque chose se détend en lui. Il apprécie cette rupture dans la gravité de la conversation, un instant où leurs expériences semblent se rejoindre. « L'océan me fascine, il est vrai. Je vivais loin, dans les villes bétonnées et je ne l'avais même jamais vu avant d'arriver ici. J’ai toujours trouvé la nage apaisante mais dans l'océan, c'est encore mieux. » avoue-t-il, un sourire effleurant ses lèvres. « C’est comme disparaître dans un autre monde, un endroit où tout est réduit à l’essentiel : la respiration, le mouvement, l’eau qui t’entoure. » Il se permet un petit rire discret, prenant doucement la main de la nord-coréenne dans la sienne sans aucune intention cachée. « Je pense que c’est un espace où on peut juste… être. »

Le contraste avec les villes immenses qu’évoque Haneul le ramène à une réalité plus dure. Il acquiesce lentement en repensant à la vie urbaine qui l’a toujours entouré, cette jungle froide et impersonnelle. « La ville, c’est un labyrinthe. » dit-il avec une pointe de gravité dans la voix. « On finit par s’y habituer, mais au fond, ça te vide de l’intérieur. T’es entouré de monde, et pourtant, t’as jamais été aussi seul. » Il s’arrête un moment, réalisant qu’il est en train de dévoiler plus de ses pensées intimes qu’il ne le fait habituellement. Ses mots flottent un instant dans l’air avant de s’éteindre, comme une pensée qui n’a pas besoin de réponse. Il semblait détendu.

Le silence s’installe, mais cette fois, il n’est pas pesant. C’est une pause tranquille où ils peuvent tous les deux reprendre leur souffle, comme s’ils prenaient conscience que ce moment de vulnérabilité partagée leur permet d’alléger un peu le fardeau qu’ils portent chacun de leur côté. Il finit par rompre le silence, sa main toujours dans la sienne. « C’est étrange, mais… je crois que ça fait des années que je n’avais pas parlé comme ça. Pas vraiment, en tout cas. » Il hésite avant d’ajouter, un peu plus timidement : « Peut-être qu’on devrait le faire plus souvent. Ça fait du bien de parler à quelqu’un qui comprend. » Il ne cherche pas à sonder son regard, mais l’intensité est là, ses yeux étant toujours très expressif... Encore plus dans cette ouverture discrète qu’il propose.

Il la regarde un instant, hésitant à pousser la conversation plus loin, mais il finit par céder à l’envie de poser une question qui le travaille. « Haneul… t’as jamais pensé à disparaître et recommencer ailleurs ? » Il ne sait pas vraiment ce qu’il espère en posant cette question. Peut-être qu’il cherche une réponse à ses propres doutes, ou simplement à voir s’ils partagent cette tentation de tout abandonner. Mais il réalise aussi que, derrière cette question, se cache une part de lui qui, au lieu de fuir, aspire à aller jusqu’au bout, à se venger de ceux qui ont brisé leurs vies.

Haneul ne rêvait pas éveillée, du moins pas réellement. Elle avait vite compris que ce qu’elle espérait ne pouvait pas avoir lieu et qu’elle ne pouvait donc que se contenter d’accepter, d’une manière ou d’une autre, ce qu’elle vivait. « Mh… Tout dépend de ce que tu entends par ‘liberté’. Par exemple, dans l’armée, on n’est pas forcément libre de décider de son rôle, du lieu où on est affecté, de ses camarades… Mais on peut avoir la liberté de choix, de choisir nous-mêmes qu’on veut entrer dans l’armée et ne plus être aussi libre qu’avant. » Un nouveau frisson la traversa, cette fois dû à la fraîcheur de la nuit, au fait que même sans connaître l’heure précisément elle savait qu’il était très tard. Ou très tôt. Mais elle se sentait bien ici et maintenant, quand même : à côté de Se Jun, sentant la chaleur de son corps en face du sien, partageant ensemble une petite bulle privée. Un vrai sourire, sincère, éclaira son visage en entendant le jeune homme parler de nager, de l’eau. « Mais en même temps, on fait partie d’un tout. On peut sentir notre planète bouger avec le mouvement des vagues, se sentir léger. Juste un petit grain au milieu de l’immensité du monde… » Un soupir lui échappa, elle mourait d’envie d’aller nager, maintenant. « Tu savais qu’en réalité on devrait parler d’un océan unique ? Les rivières se jettent dans les fleuves qui se jettent dans les mers qui rejoignent les océans. Tout ça, c’est une unique masse d’eau qui recouvre la Terre, certains parlent d’un ‘océan mondial’ plutôt que de séparer les océans en plusieurs. Alors imagine, quand tu nages dans la mer… Tu n’es rien, comparé à cette immensité. » Elle adorait ça, elle adorait cette sensation de n’être qu’un petit grain de sable au milieu de ce tout. Ça la libérait de toute pression généralement, lui permettait de relativiser sa propre vie. Cette pensée l’avait aidée lorsqu’elle se sentait perdue dans les grandes villes, durant son service militaire. Au final, même au milieu de tout ce béton, elle restait un tout petit grain au milieu d’un océan. Elle ne remarquait même pas réellement sa main dans celle de Se Jun, trop emballée par la conversation. Personne ne l’avait vue ainsi depuis la guerre. Sauf Rae Han.
Le regard perdu, Haneul retourna dans le présent en entendant à nouveau le jeune homme. Il lui semblait presque fragile, si jeune d’une certaine manière. Le cœur serré, la jeune femme lui offrit un sourire qu’elle espérait apaisant, serrant doucement sa main : « Tu sais, quand ils m’ont mise dans l’école j’étais très… Vide, d’une certaine manière. Et j’ai rencontré quelqu’un, ici, qui m’a aidée à reprendre goût à la vie, d’une certaine manière ? On a beaucoup parlé, de tout, de rien, mais jamais vraiment de cet aspect de ma vie. Jamais de nos passés. C’est probablement pour ça qu’on ne se parle plus, maintenant... » Son cœur se serra à nouveau, son sourire disparaissant alors qu’elle réalisait une nouvelle fois combien l’absence de Rae Han lui pesait. « En tout cas je serai ravie de passer des nuits comme ça à papoter avec toi, autant qu’on profite de nos nuits blanches, non ? » Elle tentait de blaguer, d’alléger la tension qui pouvait régner dans la pièce. Pourtant, elle vit sur le visage de son camarade que quelque chose le tracassait, qu’il voulait parler. Alors elle ne dit rien, se contentant de jouer distraitement avec leurs doigts, laissant à Se Jun le temps de formuler sa pensée. Elle se figea, lorsqu’il le fit. Le regard baissé sur leurs mains, elle n’osait le remonter. Cette fois, ce fut elle qui garda le silence, digérant la question, tentant de ravaler la boule qui s’était installée dans sa gorge pour finalement murmurer : « Oui. Plein de fois. » Son regard tomba sur la cicatrice à l’intérieur de son poignet. Elle n’en avait plus honte, mais elle regrettait tellement de choses… « Mais où aller… » Elle humecta ses lèvres, hésita, puis continua. Elle avait décidé d’être honnête, alors il fallait qu’elle aille au bout : « Le 31 décembre 2042, pendant la nuit, ils ont rasé ma ville. Tout le monde est mort. Nous n’avons plus d’armée que je pourrai rejoindre. Mes amis sont ici, maintenant. Et je… Je ne pense pas que– je ne pense pas que j’arriverai à recommencer. Ailleurs. Seule. Je crois que c’est trop tard pour moi, maintenant. » Fermant les yeux, Haneul tenta de ravaler les larmes, s’accrochant à la main de Se Jun comme à une bouée. « Ils m’ont tout pris. »

Alors qu'il écoute la jeune demoiselle avec une attention soutenue, son visage assez impassible, même si ses yeux trahissent une lueur de compréhension. La façon dont elle parle de liberté et de la mer éveille quelque chose en lui. La façon dont elle parle de la liberté, de l'océan, et de cette petite place insignifiante qu'ils occupent dans l'immensité du monde, tout cela résonne profondément en lui. Il comprend cette envie de se fondre dans quelque chose de plus grand, d'échapper à la pression étouffante de leurs vies. « On pense avoir le choix, mais on finit souvent par réaliser qu’on ne contrôle pas grand-chose. » murmure-t-il, plus pour lui-même que pour elle. « Mais parfois, même les grains de sable finissent par être emportés par les vagues. »

Quand Haneul mentionne la personne qui l’a aidée à reprendre goût à la vie, le garçon reste silencieux un moment, ses pensées tournées vers ses propres expériences. Il ne laisse rien paraître de ses réflexions, se contentant d’un hochement de tête presque imperceptible. « Les relations, c’est compliqué, surtout avec tout ce qu’on a traversé. » commente-t-il d’un ton neutre, ne voulant ni minimiser ni approfondir le sujet. « Ce qui compte, c’est de savoir avec qui tu peux encore avancer, malgré tout. » Il devine la douleur derrière ses mots, l'ombre de cette absence qui semble la hanter.

Lorsqu'elle parle de ses pensées les plus sombres, ses mains se crispent légèrement. Il écoute sans l’interrompre, laissant chaque mot flotter dans l’air. « C’est difficile de tout recommencer, surtout après ce que tu as vécu. Et les gens ici sont très souvent idiots. » répond-il en roulant des yeux en pensant directement à certains sud-coréens qu'il trouve profondément superficiels. « Mais moi, je serai là, autant que tu en auras besoin. » Il essaie de sourire, d’offrir une chaleur réconfortante, mais il sait que cette promesse est lourde de sens, surtout pour deux personnes aussi brisées. Et lorsqu’elle lui avoue qu’elle a pensé à tout laisser tomber, Se Jun sent une vague de tristesse et de compréhension l’envahir. Il l’écoute, chaque mot frappant comme un coup dans le silence de la pièce.

Il n’y a pas de réponse facile à ce genre de douleur, pas de mots qui puissent vraiment apaiser ce qu’elle ressent. Il inspire profondément, cherchant les mots justes, mais ils lui échappent.  Sans réfléchir davantage, le jeune-homme se rapproche, laissant son instinct prendre le dessus. Il passe un bras autour des épaules de son amie et l’attire doucement contre lui, sentant la chaleur de son corps contre le sien. « Ils t’ont pris beaucoup de choses, » murmure-t-il contre ses cheveux, sa voix à peine audible dans la pénombre. « Mais tu n’es pas seule et je te promet que j'essayerais de compenser ce que tu as perdu. » Il confesse légèrement son désir de vengeance alors qu'il caresse lentement ses cheveux, un geste apaisant et protecteur. « Tant que tu es ici, avec nous… Avec moi, tu ne seras pas seule. » Il reste ainsi, silencieux, offrant à Haneul la seule chose qu’il peut en cet instant : sa présence, son soutien, et la certitude qu’il ne la laissera pas affronter ce monde cruel toute seule. « T’es plus forte que tu ne le crois. » murmure-t-il, alors que sa main glisse dans ses cheveux, les caressant doucement.