time for a break (jiyeon)

Les événements de la matinée m’ont laissé dans un profond état de lassitude. Je suis usée, éreintée, perdue. Trop sans doute pour apprécier le repas qui repose encore sur mes genoux sans que je n’y ai réellement touché. À vrai dire, je n’ai pas vraiment faim. Je joue avec les légumes en les piquant avec mes baguettes sans réellement les saisir. L’air absent, je les regarde tomber sur le riz trop cuit avant de simplement renoncer. C'est en poussant un profond soupir que j'abandonne ce combat contre mon estomac noué et repousse le tout sur le banc… Hésitant presque à allumer une cigarette pour donner le change.
Je ne suis pas une grosse fumeuse. Je fais partie de la catégorie des “occasionnels”… Même si l’occasion pour moi est synonyme de stress et d’inconfort. Je prends pourtant sur moi pour ne pas céder à cette ridicule envie passagère pour tenter de me focaliser sur la discussion… Manque de chance, celle-ci revient précisément sur les évènements auxquels je tentais précisément de me soustraire…
“Tant pis, je vais me la griller cette clope”, songé-je tout en plongeant ma main dans mon sac pour en tirer le baronnet de poison et mon briquet. Je suis très nulle question volonté, il faut bien l'avouer.
J’allume la cigarette et aspire une profonde bouffée de fumée nicotinée. Je savoure l’effet de la rareté qui monte tout doucement au cerveau pour l’embrumer légèrement.
Si je sais ce qu’il s’est passé avec le matériel ? Bien-sûr ! Mais comment pourrais-je expliquer à ce gamin qu’il s’agissait simplement d’une dispute entre deux anciens amants ? Je ne peux évidemment pas faire ça…
« Seulement un nouvel élève qui, vraisemblablement, éprouve de grandes difficultés à maîtriser sa force et ses émotions, » que je déclare en m'efforçant de prendre un air détaché. « Je m’occuperai de la paperasse en rentrant tout à l’heure. Il faudrait déplacer la table d’examen à l’arrière… Et organiser des funérailles pour le pauvre ECG. »
Un ECG que j’ai moi-même achevé sous la colère… Ouais, non… Ça non plus, je ne peux pas le dire.
« Et que disent-ils exactement ? »demandé-je quelque peu inquiète de voir des rumeurs apparaître aussi vite.
À dire vrai, je me fiche bien de l’opinion des autres... du moins quand cela me touche personnellement. En revanche, je reste le médecin de cette école et je ne voudrais pas que l'on imagine tout et n'importe quoi à mon propos...

Je n’ai jamais aimé les rumeurs et autres commérages. Je sais que ces derniers sont totalement inévitables, plus particulièrement dans un lieu clos comme cette école. J’y ai déjà été confrontée par le passé et je n’en garde pas un très bon souvenir. Les gens se fichent bien de la véracité de leurs propos. Tout ce qui compte dans ces cas là, c'est l’effet que cela leur procure. Et, malheureusement, il en faut guère plus pour ruiner une réputation… Ce qui, évidemment, ne m'arrange pas vraiment.

« Non, ne t’inquiètes pas. Je sais comment remplir ces formulaires et puis… Autant en prendre l’habitude tout de suite. Je doute que ce soit la dernière fois qu’un première année détruise du matériel… »

Comment leur en vouloir après tout. La plupart découvrent tout juste ces nouvelles capacités. Ils sont donc totalement incapables de les contrôler. Ils sont d'ailleurs ici pour cela…
Enfin, le problème ici est surtout que le nouvel élève en question ne m’est certainement pas inconnu.

« Ah ça… Pour être en colère, il l'était oui, » soufflé-je avant d’inspirer une nouvelle bouffée de poison. « Il faudrait le convoquer pour une nouvelle visite d’ailleurs … Je n’ai pas pu finir l’examen. Mais si possible, avec un autre médecin .. »

Quoique… Vu sa réaction face à mon collègue, je ne suis pas certaine que ce soit là l’idée du siècle. Qu’était-ce d’ailleurs ? De la jalousie ? C'est tout de même difficile à imaginer mais… peut-être ? Après tout, c'est après son intervention que Hyun s’est énervé…

« Finalement, je m'en chargerai moi-même, » soupiré-je avant de m’avachir sur ce fichu banc.

La réapparition de Hyun dans ma vie promet de provoquer quelques problèmes… Il me faut régler cela au plus vite, même si je ne sais pas du tout comment m’y prendre. J’espère pouvoir avoir une conversation avec lui et enfin mettre les choses à plat.
La question de Zéphyr manquerait presque de me faire éclater de rire. Mon malaise est donc si évident ? Sans doute … Peut-être devrais-je faire l’effort de grignoter, juste histoire de ne pas l’inquiéter inutilement.

« Pas vraiment… » pouffé-je malgré moi. « Disons que la vérité sur cette histoire est probablement pire que tout ce que les gens peuvent imaginer. Je connais ce nouvel élève… Nous sommes sortis ensemble pendant plusieurs mois. »

“Sortir”, c'est un bien grand mot finalement. Après tout, nous ne nous sommes jamais vus en dehors du centre dans lequel il était hospitalisé.

« J’ose espérer que tu garderas cela pour toi… J'ai suffisamment de problèmes pour ne pas éprouver l’envie de m’en rajouter, » précisé-je tout en lui offrant un grand sourire… Je doute fort d’avoir réellement besoin de brandir la carte du secret professionnel ici. De toute façon, celui-ci ne s’applique pas dans ce genre de situation. Néanmoins, je préfère me montrer aussi honnête et claire que possible. « Nous ne nous sommes pas vraiment quittés en très bon termes… Et nous nous sommes disputés… Ce n'était pas très professionnel de ma part mais … Il a le don de me faire perdre mon calme. »

Je ne peux évidemment rien dire, mais Lee Jang Hyun avait toutes les raisons du monde d'être en colère. Me revoir ici, froide, distante et amère après des mois sans nouvelles et surtout après ma disparition aussi brutale que soudaine. J'ai bien conscience que ma façon de mettre fin à cette relation n’était pas correcte. Je le sais pertinemment…

« Ouh… Non, non, non… Surtout pas, » m’écrié-je face à sa proposition. « Je préfèrerai que tu ne te mêles pas de ça. »

Hyun est beaucoup trop impulsif pour avoir ne serait-ce que l’idée d’essayer d’anticiper ses réactions. Je préfère éviter d'impliquer quiconque dans cette histoire, pas tant que cette situation périlleuse n’est pas encore réglée.
Malgré la chaleur, j’ai décidé de garder mon gilet pour dissimuler les hématomes occasionnés par la poigne de cet ex en colère. Je sais qu’il n’a pas voulu me faire du mal, qu’il n’a fait que retenir mes bras pour que je cesse de le cogner…Un geste que n'importe qui dans sa position aurait commis… Sauf que personne ne possède une telle force. Néanmoins cela me fait réaliser qu’il serait parfaitement capable de blesser quelqu’un et ce sans même le vouloir. En sachant cela, comment pourrais-je accepter que ce jeune assistant se trouve dans la même pièce qu’un homme irrité par ma seule présence ?

« Je vais gérer cela, ne t’en fait pas. »

Malgré tout, j’ai confiance en Hyun. Je sais que malgré cette colère qui l’anime, ce n’est pas quelqu’un de mauvais. C'est aussi une façon pour moi de le préserver… De le protéger de lui-même et des répercussions qu’un acte déplacé pourrait avoir sur son devenir. Ma rancœur ne me rend pas moins coupable. Je l'ai blessé et je me sens responsable de ce qu’il est devenu. Au moins en partie.

« C'est précisément pour cela qu’il ne faut jamais mêler les deux. J'ai commis une erreur qui m’appartient de réparer. Je ne suis certainement pas toute blanche dans cette histoire. Je n’ai pas été correcte envers lui, sa colère est en partie justifiée… » soufflé-je avant d’éteindre la cigarette à présent consumée. « Évite seulement de faire les mêmes erreurs que moi. Garde tes histoires de cœur en dehors de l’infirmerie, » ajouté-je avant d’éclater de rire… Ce rire légèrement forcé destiné à apaiser les inquiétudes. « Mais parlons un peu de toi ! Voudrais-tu que je te montre comment suturer une plaie ? J'ai quelques bananes dans la réserve, y’a pas mieux pour s’exercer. »

C'est agréable de se sentir soutenue, même si je ne suis pas le genre de personne à appeler à l’aide quand je me retrouve face à une difficulté. Pour autant, je ne me considère pas comme une femme forte. Loin de là même… Je suis entêtée, ça c'est certain, mais j’ai mes faiblesses… Hyun en est une, probablement même la plus importante de mes failles. Plutôt que de les affronter, j’ai choisi de fuir mes problèmes. Il n’y a finalement rien de bien anormal à les voir me rattraper si brusquement. J’aurais certainement dû m’y attendre après avoir réalisé pour qui je travaillais exactement. Sans doute aurais-je dû décliner l’offre d’emploi sur cette île. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Sans doute par pure connerie de ma part.

« Je suis prête à affronter mes problèmes, » assuré-je. « Même si je suis bien incapable de savoir où cela va nous mener…Je l’ai invité à me rejoindre ce soir pour discuter de tout ça…Nous verrons bien. »

Je reconnais mes torts, reste à savoir si je suis encore capable de lui pardonner ses mensonges. J’en doute, me connaissant. Qu'importe après tout, cette histoire est déjà terminée. Il ne reste plus qu’à y apporter le point final. Du moins, c'est ce que j’imagine… Je ne peux pourtant pas m'empêcher de penser à ce baiser… Est-ce la preuve que Hyun nourrit encore des sentiments pour moi ? Comment le savoir…

« Certes, mais quand c'est possible …autant l'éviter, » soupiré-je. J'hésite même à allumer une nouvelle clope, mais je m’abstiens. Je l'ai déjà suffisamment inquiété comme ça.

Quand il affirme ne pas avoir d’histoire de cœur, je darde sur lui un regard surpris. À son âge, ne devrait-il pas crouler sous les déclarations ? Je ne connais pas les préférences de son cœur, mais les belles personnes ne manquent pas sur cette île. Et je ne parle pas ici que de leur apparence physique.

« Et bien … Tu devrais ! » m’écrié-je sur un ton plus léger avant de pouffer. « Les jeunes d’aujourd'hui… vraiment. »

Je décide néanmoins de lui proposer une activité plus constructive que cette conversation fort décousue. Je sais bien que la suturation est un acte médical, mais la guerre nous a prouvé qu’il est important d'étendre cet apprentissage aux autres soignants. Zéphyr sera probablement amené à suivre les autres en mission et surtout à intervenir sur des blessures plus ou moins graves. Cet apprentissage ne lui sera donc pas inutile. Même si, évidemment, je ne prendrai pas le risque de l'entraîner sur une peau humaine, mais les fruits sont une belle alternative.

« Bien-sûr ! Tant que la peau est suffisamment épaisse. A l'école de médecine on avait des substituts artificiels, mais chez moi je m’entraînais sur les fruits ou sur les pieds de porc… Mais pour apprendre à maîtriser le geste et la pression, c'est bien suffisant. En tout cas, c'est un bon début… » déclaré-je en m’efforçant de sourire. « D'ailleurs, si tu veux apprendre quelque chose en particulier, n’hésite pas. Je ne suis peut-être pas la meilleure prof au monde, mais je ferai de mon mieux. »

Malgré son jeune âge, Zéphyr est toujours volontaire. Il travaille dur et se montre généralement très curieux. Cela me donne naturellement l'envie de l'encourager dans cette voie même si je ne peux évidemment pas me substituer à dix années d'études.

Sa recommandation m’arracherait presque un fou rire. Presque… Évidemment, je ne me vois pas lui avouer que j’ai déjà bien essayé de le cogner sans que cela n’ait le moindre effet. La force de Hyun semble aller de paire avec une forme d’invulnérabilité qui le rend hermétique à tout choc porté sur son corps. Nul doute que ses “parties” doivent également bénéficier de cette protection hors norme. Et si cette pensée me pousse à sourire, je me garde bien d’en expliquer les raisons.
« Je prends bonne note de tes… recommandations ? » pouffé-je, l’humeur un peu plus légère. « Je doute d’y avoir recours cependant. »
La conversation dévie doucement vers un sujet que je ne maîtrise guère. Même si j’ai moi-même vécu quelques histoires plus ou moins sérieuses, je ne m’y suis jamais réellement intéressée. À l'âge où mes congénères s'échinaient à trouver un partenaire, je cumulais les heures de cours supplémentaires. Seules mes études comptaient et je n’avais malheureusement pas le temps de m’attarder sur ces étapes pourtant importantes du développement normal de tout être humain. Je le déplore pourtant. Ces expériences sont toutes aussi importantes que le reste. Et sans doute aurais-je pu me préserver de bien des déceptions si je m’étais montrée un peu plus ouverte à l'époque. Peut-être aurais-je su éviter les pièges…
«  Quelle question ! » m’écrié-je sous la surprise. « Je suis sûre que tu as déjà tapé dans l'œil de quelques personnes. Tu es un jeune homme particulièrement intéressant, Zéphyr. Je ne suis pas inquiète, du moins, de ce point de vue là. Encore faut-il être capable de leur laisser une chance… et surtout de faire l’effort de t’ouvrir à ce genre de possibilités. »
C'est moi qui dit ça ? Quelle hypocrite je suis. Je ne suis pas plus douée que lui pour tout ce qui touche aux relations humaines… Pas suffisamment en tout cas pour m’aventurer dans des conseils que je ne suis pas fichue de suivre. Autant partir sur un sujet que je maîtrise, même si rien ne nous empêche de poursuivre cette conversation s’il y tient.
« Et bien, dans ce cas … Allons-y, » dis-je en me relevant, un sourire aux lèvres.
Tout en marchant, je fais l’inventaire du matériel qui se trouve à l’infirmerie. Je dois bien avouer que Fantastic Row ne lésigne pas sur les moyens. Nos armoires sont plutôt bien fournies. Il faut dire que les blessures que nous sommes amenées à traiter ici sont diverses et variées.
Arrivée sur place, je récupère les fameuses bananes ainsi qu’un set de suture. A cette heure-ci, tout est encore très calme même si la deuxième vague de nouvel élève ne tardera pas à arriver. J’installe le tout sur le plateau de soin avant de saisir le scalpel que j’utilise pour lacérer le pauvre fruit.
« Ce genre de ligne est la plus simple à suturer. C'est propre, droit et sans la moindre déchirure. Tu auras besoin d’une pince à disséquer, du porte aiguille et de fil. »
Je désigne chaque ustensile avant de les saisir pour lui montrer la marche à suivre. Je compte sur son observation car je suis très mauvaise en explications. Je lui montre la première technique, la plus simple, celle des points séparés que l’on emploi généralement quand on est pressé. Très pratique sur le champs de bataille, c'est une technique rapide à maîtriser. Une fois que j’en ai terminé avec ma banane à présent recousue, je l’invite à reproduire mes mouvement en lui tendant le matériel.
« Plante ton fils dans la première berge, juste en bout de la plaie… Juste là… Voilà. Tu rejoins l’autre berge, tu resserres très légèrement, tu nous puis tu coupe avant de passer à la suivante. Ne les espaces pas trop, il faut que tout soit bien refermé pour ne pas laisser de champs d'entrer aux bactéries. Évidemment, quand tu fais ça sur un humain, tu nettoies ta plaie avant et après… Mais cette banane nous pardonnera ce raccourci. »