(tw) not again

Il y a des jours comme celui-ci – face à ce genre de cas – où je ne peux m'empêcher de trouver regrettable que la formation des médecins n'inclut pas quelques notions de psychologie. À défaut de pouvoir saisir les nuances de cet esprit torturé, je l’écoute me parler de ses étranges habitudes. Le discours est froid, son regard timide. Il se contente d’exposer des faits en donnant quelques explications que je ne peux que trouver déroutantes. Il ne me dit pas tout bien-sûr. Il est sur la réserve et … comment lui en vouloir ? Il ne me connaît pas. Tout ce qu'il sait de moi c'est le nom qu'il peut lire sur le badge accroché à ma blouse. Et cela ne suffit évidemment pas à lui donner suffisamment confiance en moi pour s’ouvrir davantage. C'est normal… Regrettable, certes, mais normal.
Mon regard glisse sur la gorge qui présente pourtant des marques bien visibles de strangulation. Des stigmates fort malaisantes ayant l'étrange pouvoir de me faire ressentir cette asphyxie comme si je la vivais moi-même. Enfin, à moindre effet, bien-sûr. Je ne prétends pas pouvoir ressentir la chose avec exactitude, loin de là… Mais tout de même, je m'interroge… Comment peut-on en venir à s’affliger ce genre de traitement à soi-même. Que se passe-t-il derrière ce regard perdu ? Quelles souffrances a-t-il pu endurer pour en arriver là, pour trouver du réconfort dans cette torture ?
–Je vous dirai bien qu'il est nécessaire d’arrêter, que l’asphyxie peut avoir des répercussions autrement plus graves que celles que vous imposez à votre trachée… que votre cerveau peut aussi être touché… Mais je pense que vous savez déjà tout ceci, n’est-ce pas ? lui lancé-je, le regard planté dans le sien pour lui faire comprendre que je ne suis pas prête à reculer. Sa situation me préoccupe, mais outre les dommages physiologiques, c'est son état psychologique qui me dérange.
–Pourquoi estimez-vous devoir souffrir de la sorte ? lui demandé-je sur un ton particulièrement doux. Durant ces quelques fois où vous êtes incapables de vous arrêter à temps… À quoi pensez-vous ? Dans quel contexte ? Je ne vous demande pas de me répondre – pas si vous ne le voulez pas – mais tâchez au moins d’y réfléchir. Il est impossible d'envisager un traitement sans comprendre la cause des troubles dont vous souffrez. J'emploie peut-être le mot “traitement”, mais je ne fais pourtant pas référence à un quelconque médicament. La cause est profonde et c'est précisément ce qui la rend si inquiétante. Cela rend sa peur d'autant plus réelle.
–Pour l’heure, vos examens ne montrent rien d’alarmant, mais c'est une chance. Malheureusement, la chance a la fâcheuse habitude de tourner à un moment ou à un autre. De préférence lorsque l’on ne s’y attend pas. Vous avez besoin de soutien, Eero… D’une personne de confiance à qui vous pourrez parler sans avoir peur du jugement… Quelqu’un que vous pourriez contacter lorsque vous sentez que la situation est prête à vous échapper… Il vous faut un exutoire… Une échappatoire plus saine. Je fais glisser ma carte devant lui, esquissant un bien mince sourire.
–Je ne prétends pas pouvoir être cette personne, mais au cas où… voici mon numéro, j’y noté le numéro de mon portable personnel. Je ne suis pas censée faire cela, mais à situation exceptionnelle… Et si nous sortions  de ce bureau ?Que diriez-vous d’une promenade ? J’avoue en avoir un peu marre de rester cloîtrée dans ce bureau… On saura bien me contacter en cas d’urgence.

–Mieux à faire ? rétorqué-je machinalement tout en haussant un sourcil empreint de perplexité. Peut-être… Peut-être pas… Mais n’ayez pas la bêtise de croire que l'on travail est important si celui-ci ne me laisse pas la possibilité d’aider une personne si l’envie me prend.
J’ai beau dire tout ceci avec le sourire, je veille pourtant à peser chacun de mes mots. Il n’y a rien de plus regrettable que d'entendre un être humain se définir de la sorte. Il se dénigre si aisément, choisissant volontairement le terme de “gamin” qui a le don de le réduire à un état infantile. Une pauvre petite chose insignifiante qui ne mérite pas la moindre attention… Mais c'est bien trop me demander que de le considérer de la sorte. Avant toute chose, c'est une personne. Un être humain en souffrance qui mérite autant d’attention que les autres, même s’il semble croire le contraire. Je délaisse ma blouse, la posant sur le portant près de la porte et l'invite à me suivre. Nous quittons la froide infirmerie et gagnons l'extérieur. L’air porté par la mer est frais, vivifiant et bien plus agréable que l’atmosphère confinée de mon bureau.
Sa question me surprend, pourtant je n’ai pas l'intention de me dérober. Il s’agit d’une conversation et plus seulement d'une consultation… Alors rien ne me pousse à adopter une attitude ferme et professionnelle. Je sais bien que ce n’est pas ainsi que je suis censée travailler, mais honnêtement… Je n’en ai strictement rien à faire.
– J’avais besoin de changer d’air… Et puis je ne cherchais pas spécialement un environnement reposant. J’ai choisi la traumatologie et autant dire que je ne manque pas de travail avec les fantastics, pouffé-je en ouvrant grands les bras pour faire le plein de vitamine D et surtout d’oxygène. Essayez donc ceci … On a l’air franchement stupide – je vous l’accorde –mais ça fait un bien fou ! lui dis-je en penchant la tête en arrière pour accepter les douces caresses des rayons du soleil. Et vous alors ? C'est quoi votre parcours ? Comment s'est manifesté votre don ?
Je suis probablement la seule à préférer ce mot à celui plus conventionnel de “pouvoir”. Allez savoir pourquoi, personnellement je ne sais pas. Je ne l’aime simplement pas … Plus particulièrement en découvrant les capacités de certains, comme celui du jeune homme se trouvant à mes côtés en cet instant. Avoir la possibilité de blesser autrui par la simple force de la pensée, est souvent difficile à accepter. Je peux aisément comprendre cela… Avoir une vie entre ses mains… Quelle sensation dérangeante pour les personnes empreintes d’humanité et surtout d’un minimum de bienveillance.
Ainsi, je l’écoute me parler de sa relation envers les autres, de son habitude de se poster en retrait par crainte de les effrayer. Je comprends que le regard des autres est très important pour lui… Sans quoi, jamais il ne viendrait à se soucier de ce genre de détail.
–Hm… Dites-moi, ai-je l’air d’avoir peur de vous ? lui demandé-je en plantant mon regard dans le sien. C'est malheureux parce que, finalement, vous ne leur laissez pas la moindre chance de se faire une vraie opinion de vous. Certes, la première impression est cruciale. Personne ne vous contredira là-dessus. Néanmoins… Vous adoptez vous-même une attitude sombre. Vous vous dénigrez constamment… Pourquoi ?Je suis pourtant certaine que vous avez énormément à offrir … Encore faut-il l’accepter vous-même. Ne laissez pas votre don vous définir . C'est une capacité, mais cela ne vous représente en aucun cas.

Suis-je satisfaite de mon existence ? Non… Et sans doute ne le serais-je jamais. Pas totalement en tout cas. J’ai toujours recherché ce petit quelque chose qui semble me manquer constamment sans que je ne sache ce que cette “chose” peut être.
–Hm… Peut-être pas suffisamment, non, je réponds avec franchise. Mais j’aime mon travail ici. Ça, c'est une certitude. Quant à savoir si je le fais bien… ça, rien n’est moins sûr.
Je lui souris puis détourne le regard vers la mer. J’écoute son récit en prenant sur moi pour ne pas me laisser emporter par mes émotions. C'est pourtant une histoire difficile à entendre… Encore plus à visualiser. La peur, la souffrance, la culpabilité… Beaucoup trop de douleur pour une seule personne.
Le raisonnement qu'il m’expose ensuite n’est pas dépourvu d’une certaine logique, même si je ne suis évidemment pas d'accord avec lui. C'est prendre les gens pour des imbéciles de croire que ces derniers sont aussi facilement influençables. Certains le sont, bien-sûr, mais la plupart sont bien capables de voir bien au-delà des apparences qu'on leur impose. Heureusement d’ailleurs. Un échec, le mot est fort … Brutal.
–Je crois sincèrement que votre point de vue est quelque peu biaisé, soupiré-je tout en prenant quelques secondes pour peser mes mots. Qu’attendiez-vous de vous pour vous considérer ainsi ? Ou alors … Est-ce là l’avis de quelqu'un d’autre ? De vos parents peut-être ?
Pour mes parents, c'est précisément ce que je suis : un échec et ce, malgré mes notes, mes réussites, mon travail. Il y a finalement toujours cette fichue notion d’insuffisance qui persiste et qui me ronge. C'est aussi pour cela que je me suis éloignée d’eux. Pour ne plus avoir à subir leur négativité et me focaliser sur mon évolution sans avoir à me soucier de leur avis. Mais nos situations diffèrent… Je ne prétendrai certainement pas pouvoir me mettre à sa place et ressentir les choses à sa manière. C'est impossible puisque nous sommes deux personnes totalement différentes.
–Vous savez, nous sommes tous en chantier… Aucun de nous n’est réellement abouti et ne le sera jamais parce que nous vivons des phases de reconstruction permanente. Mais ce n'est pas une mauvaise chose parce que c'est précisément ce qui nous permet d’évoluer. Aujourd'hui, vous n’êtes pas encore capable de maîtriser vos émotions .. Mais ça se travaille ! Avec du temps, de la patience et surtout beaucoup de persévérance… Mon sourire s’étire tandis que j’étire mes bras pour mieux observer mes propres mains. Je répondrai à cette question quand vous m’aurez étranglé. Actuellement, je suis bien incapable de vous répondre, affirmé-je en souriant à pleine dents. Je n’ai pas la moindre envie de me préoccuper de ce qui pourrait éventuellement arriver. “Advienne que pourra”, la vie est suffisamment précaire pour que je n’ai en plus à m'inquiéter pour ce genre de chose. Je pourrai vous tuer moi aussi, sans même le vouloir. Nul besoin de don ou de radiant pour ça… Je suis extrêmement maladroite. Une vraie calamité. C'est d’ailleurs un miracle si je suis encore en vie aujourd'hui… J’en rajoute un peu, mais pas tant que ça finalement. Je veux seulement lui faire comprendre que, dans tous les cas, personne n’est à l’abri de rien. Laissez-vous une chance, Eero. Ne serait-ce que de vous prouver que rien de tout ceci n’est irrémédiable. Vous pouvez apprendre à contrôler tout ça… Mais vous pouvez aussi apprendre à vous accepter…

Je dois bien avouer que toute cette histoire me dépasse totalement. Malgré mes années d’étude, je n'ai pas été formée à traiter ce genre de cas. J'ai beau essayer de me mettre à sa place pour essayer de le comprendre, je réalise rapidement qu’une telle chose est tout bonnement impossible. Je ne suis pas armée pour cela, hélas… Tout ce que j'ai pour moi, c'est ma misérable expérience. Mon histoire qui n’a rien de semblable à la sienne… Rien de comparable non plus. Je ne suis qu'une femme tout ce qu'il y a de plus banale avec un diplôme de médecine en poche. Ne sachant que faire de plus, je me contente de sourire tout en accueillant sa question suivante. Une question pour le moins déconcertante, je dois bien l’avouer… Cette dernière nécessite d’ailleurs un minimum de réflexion de ma part.

–Je ne saurais dire en réalité…Je n’étais pas une enfant particulièrement joyeuse… Je ne sais donc pas s’il s’agit-là de ma nature ou si j'ai appris à le devenir, dis-je tout en fouillant dans ma mémoire à la recherche d’un éventuel déclencheur. Soyez curieux, ne vous en prie. Je le suis également après tout… Même si je crains de ne pas avoir grand-chose à raconter, j’ai passé toute ma jeunesse à étudier …

J’ai bien conscience de l’exigence de mes parents, tout comme de leur intransigeance. Être une enfant ne m’était pas permis. Je devais sans cesse redoubler d’effort pour coller à l’image qu’ils se donnaient. Une petite fille sage, polie… Bien sur tout rapport. J’en ai beaucoup souffert, évidemment. Mais je ne suis certainement pas à plaindre. Je vivais dans une belle et grande maison. À défaut d'affection ou de reconnaissance, je possédais de très nombreux jouets. De quoi garnir les étagères de cette chambre aux murs tapissés de rose, une couleur que j'exècre aujourd'hui. Nul doute qu’un psy trouverait à redire sur le sujet. Je sais pertinemment que je ne me suis pas construite dans les meilleures conditions. Pour autant…

– Je crois que… Oui. Un jour, j’ai simplement décidé de prendre ma vie en main et de vivre pour moi… À ma façon, sans me préoccuper de l'opinion des autres, en m’éloignant du chemin que mes parents avaient tracés pour moi. Autant dire que je n’ai pas beaucoup d’amis, ajouté-je avant d’éclater de rire. J’ai eu mon lot de déception dans la vie. On m’a menti, manipulé et trahi plusieurs fois. Cela laisse forcément des cicatrices, mon rapport aux autres en a évidemment souffert. J’ai beaucoup de mal à accorder ma confiance, je reste sur la réserve… J’ai besoin que les autres me prouvent que leur affection est sincère… En un sens, je suis très exigeante finalement.

Comme pour illustrer mes propos, je continue à marcher sur le chemin qui mène à la côte. Mes pensées vont vers toutes ces personnes qui m’ont tant blessé autrefois… Et pourtant, malgré la souffrance ressentie, malgré les doutes, mes craintes, je suis toujours là, bien en vie. À croire que tout est éphémère en ce monde, même ce qui semble être les pires moments de nos petites existences. Évidemment, j’ai eu la chance de ne jamais vivre de gros traumatismes dans ma vie. Je n’ai heureusement pas été blessée au point de ne pas pouvoir me relever.

– Il n’y a pas de recette miracle ou de méthode universelle pour continuer à avancer. Je ne pense pas être une référence non plus. Mais je me dis que la vie ne peut pas être constamment merdique. Que si le bas existe, ce n’est pas sans raison. Il y a forcément quelque chose qui nous attend plus haut … Il faut néanmoins trouver la force ou le courage pour oser grimper et voir ce qui se trouve derrière. Cela peut être long et fastidieux… On peut tomber aussi… Mais le plus important, ce n’est pas le nombre de chutes, ni même le temps nécessaire. Le principal, c'est de persévérer jusqu’au moment où, enfin, l’on parvient à atteindre ce foutu sommet.

Je ne peux que sourire face à ces très nombreuses questions qui pleuvent et déferlent, les unes à la suite des autres. J'ai comme l’impression que nous nous éloignons du sujet principal de cette conversation. L’on peut dire que c'est un bien étrange revirement de situation. Malgré la gêne que je ressens et que je dissimule au mieux, j’estime qu’il s’agit-là d'un mal nécessaire. Comment peut-on espérer que l’autre se révèle et se confie si l’on ne fait pas de même ?

–Un coup de tête ? Non … Cela vient d’une prise de conscience, d’une profonde introspection. Personne ne peut vivre une existence qui n’est pas la sienne, avoué-je non sans une certaine retenue. Je veux bien livrer quelques morceaux de moi, mais je ne peux décemment tout raconter à un élève après tout. J’ai longtemps essayé de jouer le jeu en suivant leurs règles, mais ces dernières ne me correspondaient pas. Je perdais sans cesse…

Rencontrer l'homme idéal aux yeux de tous. Accepter sa demande en mariage … et l’écouter me parler de la jolie interne qui venait d'intégrer son équipe. Il en parlait énormément, cela aurait pourtant dû me mettre la puce à l’oreille. Mais l’on m’assurait que non. Tout le monde le soutenait. Et quand il m’a annoncé qu’il était amoureux de cette fille, qu’ils vivaient une vraie relation et qu’elle était enceinte, j'étais encore celle à qui l’on demandait où j’avais bien pu merder. C'était de ma faute s’il l’avait choisi elle. Je passais beaucoup trop de temps à étudier, j’aurais dû lui en accorder plus à lui… Bah voyons. Pourquoi donc protéger ce minable quand je m'efforçais de les satisfaire sur le plan professionnel. Partir loin de tout ceci était probablement la meilleure décision à prendre. Et je l’ai cru jusqu’à ma dernière année de résidence.

– Pourquoi serai-je réfractaire à tout ceci ? La communication est essentielle, plus particulièrement pour les humains.

Parler n’est pas si difficile, tout le monde peut le faire. Le plus dur est d’accepter de prendre la place que les gens sont près à nous offrir. J'ai beaucoup de mal à me lier aux autres. Je peux aisément leur sourire, plaisanter avec eux, discuter comme je le fais actuellement… Mais cela s'arrête généralement là. Je ne dépasse que très rarement le stade du statut de “connaissance”. Et même si cela me renvoie un sentiment certain de solitude, je m'en accommode assez facilement. Je ne suis pas encore prête à fournir le moindre effort supplémentaire et essentiel à l’évolution d’une relation, quelle qu'elle soit.

– Hm… Non, je ne pense pas. Je suis très maladroite, vous savez ? J’ai la fâcheuse tendance à glisser sur le dernier barreau.

J’éclate de rire, simplement parce qu’il n’y a aucun mal à reconnaître ses erreurs. La persévérance aide grandement en cela. Et puis, je reste persuadée que l'échec n’existe pas réellement… Soit on réussit, soit on apprend de ses erreurs, mais on n’échoue jamais.

– Le plus difficile c'est précisément de ne pas regarder derrière soi… Ou si l’on garde la métaphore de l'échelle : de ne pas regarder en bas. Les cicatrices sont là pour prouver que la blessure a guérie et qu’il est temps de passer à autre chose… C'est compliqué, mais certainement pas impossible. Cela peut prendre plus ou moins de temps, bien-sûr… Mais il ne faut pas donner plus d’importance que nécessaire à ces fichues cicatrices et apprendre à vivre malgré elles. Cela ne veut pas dire qu’il faut oublier. C'est généralement impossible de toute façon. Le tout c'est d’avancer malgré tout.

Oh bien-sûr, il est parfois tentant de jeter un regard par-dessus mon épaule, mais je m’y refuse. C'est sans doute pour cela que lorsque je suis trop blessée, j’éprouve le besoin de fuir pour recommencer ailleurs. J’imagine – en faisant cela – que cela me fera renoncer à ma douleur, néanmoins je sais que ce n’est qu’une illusion… Même si l’éloignement rend tout de même la chose plus aisée.

–J’imagine que toutes ces questions ont un but … Puis-je savoir lequel ? je lui demande à mon tour toujours le sourire aux lèvres.