(tw) not again

–Rien n’est jamais facile, Eero, que je réponds tout en soupirant. La vie elle-même est une épreuve. Une succession de batailles acharnées que l’on doit mener autant contre le monde que contre nous-même. Il y a forcément des combats plus difficiles que d'autres. On ne peut pas tous les gagner, c'est impossible. Alors oui, parfois on chute et on se retrouve au fond du trou pour la énième fois. On est parfois tenté d'abandonner, mais… n'est-ce pas humain de flancher par moment ?

Je serais presque tentée de lui saisir la main, mais je me retiens. Je ne suis pas une personne intrusive, pas à ce point. Sans doute est-ce pour cela que je m’efforce de répondre à ses questions plutôt que de l’interroger. Je suppose qu’il fait ça très bien lui-même, alors autant ne pas lui en imposer davantage.

– Je ne suis pas meilleure que les autres. J'ai commis des erreurs moi aussi. Je suis déjà tombée à plusieurs reprises, mais je refuse de rester au fond de ce foutu trou. Je refuse d'être là victime de ma propre vie. Néanmoins, je peux me le permettre parce que rien de ce que j'ai vécu n’avait le pouvoir de me clouer au sol. Je n’ai pas subi de traumatisme violent. Je n’ai pas été autant éprouvée que certains. J'ai toujours eu de la chance dans mon malheur et je sais parfaitement que ce n’est pas le cas de tout le monde. Ce ne sont pas des conseils que je vous donne, je ne me le permettrais pas. Je me contente de vous exposer les conclusions que j’ai pu me faire en ne me basant que sur mes propres expériences. J’ai bien conscience que ce n’est pas applicable pour tout et pour tous.

Je ne voudrais pas qu’il pense que je minimise ses traumatismes. Hors de question. D’autant plus que je ne sais strictement rien de ce qu'il a vécu. Je ne voudrais pas non plus qu’il m'idéalise en me voyant comme une force de la nature, parce que je ne le suis absolument pas.

– Vous savez, je n’ai jamais eu la chance d'être entourée. Je n’ai pas vraiment d’ami, les personnes censées m’aimer ont toujours fini par me tourner le dos. Mais… Est-ce réellement votre cas ?

Contrairement à ce que le jeune homme semble croire, je n’ai pas l’impression de minimiser mon vécu. Même si profondément marquantes, j’ai eu le temps d’encaisser mes expériences passées sans avoir besoin de les oublier. J’en ai tiré les leçons nécessaires et me suis adaptée pour poursuivre mon chemin sans subir la douleur occasionnée par ces dernières. Alors, certes, ma façon de vivre est finalement bien peu conventionnelle, mais c'est la mienne et celle-ci me convient parfaitement.

– Je ne minimise rien du tout, soufflé-je tout en haussant les sourcils. Mes expériences sont ce qu’elles sont. Évidemment que j’ai souffert, seulement mes blessures sont cicatrisées aujourd'hui. C'est derrière moi…

Je ne sais pas vraiment comment expliquer ce qui pour moi semble parfaitement évident. Je n’ai pas la moindre envie de m’attarder sur ce genre de détail. J'ai encore beaucoup de choses à accomplir durant ma vie pour perdre mon temps avec le passé. Je me suis construite malgré les casseroles. Je traîne mes bagages derrière moi et si j’en subis le poids, j’ai simplement décidé de m’armer suffisamment pour rendre cela plus facile.
La suite me ferait presque froncer les sourcils.

– Je vais probablement vous surprendre, mais je me fiche bien d'être aimée, avoué-je sans détour, ponctuant mes propos d’un sourire froid. Je n'attends rien des autres. Leur opinion à mon propos ne pèse absolument pas dans la balance. Ce qui compte pour moi, c'est simplement de respecter mes valeurs et me sentir à l’aise dans mes bottes. C'est tout.

L’amour est … décevant. En tout cas, il l’a toujours été envers moi. Et si je ne le rejette pas spécialement, je ne le recherche pas non plus. J’ai encore besoin de faire du tri dans mes propres émotions et surtout de faire la paix avec mes faiblesses. L’introspection prend autant de temps que d’énergie. Je préfère me focaliser là-dessus avant de chercher à créer des liens avec les autres.

– Avant même d'espérer pouvoir apporter quelque chose aux autres, il faut être capable de se l’apporter soi-même. Comment voulez-vous faire rire vos amis si vous êtes incapable de rire vous-même ? N’est-ce pas un peu trop demandé finalement ? soupiré-je. Tant que vous ne vous serez pas accepté, tant que vous ne saurez pas vous aimer, toutes vos relations amicales ou amoureuses vous paraîtront compliquées voire même insurmontables. L’automutilation est une punition… Alors, de quoi vous punissez-vous ?

Sa réaction me surprend tant et si bien que j’en viens à douter de mes propres paroles. Je fronce les sourcils, cherchant à saisir les nuances qu’il tend à pointer du doigt. On pourrait parler de chipotage, mais ce changement dans sa posture me laisse supposer que non. Un éclat de rire m'échappe. Ce n’est peut-être pas le bon moment pour cela, mais c'est plus fort que moi. Et malgré sa demande de ne surtout pas lui répondre, je décide de m’y atteler néanmoins :

– Évidemment que cela m’a affecté, sinon jamais je ne serais venue à voir les choses différemment aujourd'hui. Ce sont les bons mots, seulement pas employés dans la bonne temporalité, Eero. Ce sont les origines de mes cicatrices que je vous ai exposé. Toutes ces petites choses qui m’ont marqué pour mieux me façonner ensuite.

J’ai appris à vivre de cette façon. À éviter de me lier à quiconque précisément pour ne pas répéter sans cesse les mêmes erreurs. J'ai besoin que l’on me prouve que je peux faire confiance et cela prend énormément de temps …Même si je ne le ferais plus aussi aveuglément qu’autrefois. Ce n’est certainement pas très sain comme façon de faire, mais je suis ainsi faite. Je ne suis pas parfaite, j’ai mes propres failles et elles sont nombreuses.

– Ne vous excusez pas, pas pour ça du moins. Vous aviez besoin de précisions, j'espère avoir pu vous les apporter, dis-je en souriant plus franchement.

Je l'écoute m'exposer sa vision de l’automutilation. Visiblement, il fait une distinction étrange entre punition et correction…Néanmoins, sa façon de m’exposer la chose est particulièrement dérangeante… Il est fort possible que le souci vienne de là.

– D’accord, imaginons qu’il s'agit-là d’une “correction”… Et donc, après vous être étranglé, savez-vous comment rectifier l’erreur commise ? lui demandé-je, sincèrement curieuse de connaître la réponse. Est-ce réellement constructif ?

Honnêtement, j’en doute. Surtout après avoir entendu pareil discours énoncé de cette manière là. On dirait l’ignoble excuse donnée par un parent abusif. C'est toxique, malaisant et surtout totalement faux.

– Une correction, c'est un changement, une amélioration apportée à une faute. C'est toujours constructif. Par exemple, quand on brise quelque chose, on se corrige ici en réparant l'objet ou bien en le remplaçant. Quand on blesse quelqu’un avec des propos déplacés, on se corrige en lui présentant des excuses, on se fait pardonner et on fait en sorte de ne plus jamais répéter la même erreur. Pouvez-vous faire la même chose en vous étranglant ? En quoi vous faire souffrir ou vous blesser peut réellement réparer quelque chose ?

Il ne s'agit pas là d’une réprimande, mais bien d’une explication. Mon ton se fait plus doux, mon sourire plus affable. Ce jeune homme a grand besoin d'être rassuré…

– Ce n’est pas pour les autres que vous devriez vous aimer, Eero, mais uniquement pour vous-même. Si vous en êtes incapable, rien ne pourra jamais vous satisfaire. Vous ne croirez jamais en l’affection des autres parce que vous serez toujours persuadé que vous ne la méritez pas. Pire, vous ne pourrez même pas vous rendre compte de leurs sentiments… C'est un peu comme vivre avec des œillères… Enfin, c'est comme ça que je vois les choses…

C'est peut-être ma façon de voir tout ceci, mais je ne pense pas me tromper là-dessus… Après tout, c'est aussi ce que je ressens à mon propos, enfin, d'une certaine manière. Je ne me déteste pas au point de me faire souffrir. Je n’ai pas l’impression de ne pas mériter l'affection d’autrui. Je pense simplement que les gens mentent sans cesse et que leur soi-disant amour ne vaut rien… Ce n’est certainement pas mieux, évidemment. J'ai totalement conscience que cette façon de penser est ridicule… Je travaille encore là-dessus.

– Seriez-vous capable de me dire trois choses positives à votre sujet ?

Sa réponse me rend sceptique et je m'interroge. Pense-t-il réellement ce qu’il avance où est-ce là les résurgences d’une éducation tronquée et décidément trop brutale pour un être humain en pleine construction ? Non… C'est un subtile mélange des deux. Le regard fuyant, il se tient loin de moi comme s'il redoutait une réaction déplacée de ma part. Je ne saurais dire s’il me craint vraiment ou s’il s’agit-là d'une habitude. Après tout, je ne connais pas ce garçon. Alors plutôt que de lui donner l’idée de me fuir, je décide de m’asseoir. Là, à même le sol, je me fais toute petite.

– On vous a beaucoup menti, n’est-ce pas ?

Mon regard se perd dans la contemplation du paysage. Ainsi, il n’aura plus à redouter mon regard. Je lui offre un minimum d’intimité dans cette introspection naissante. La première est toujours la pire car c'est toujours difficile de remettre en cause une chose qui nous semblait si naturelle … L’éducation d’un parent toxique n’en est qu'une parmi tant d’autres.

– Ce genre de douleur est inutile pour comprendre quelque chose. Notre conscience suffit amplement. Vous êtes tout à fait capable de décoder les expressions d’un visage blessé. Vous savez discerner le bien du mal … Vous n’avez pas besoin de souffrir pour prendre conscience de ce que vous avez fait.

Les adultes peuvent être tellement ignobles avec les enfants. La plupart ne s’en rendent même pas compte. Ils appellent ça “éducation”, mais il n’y a rien de plus faux. En devenant parent, l’on se doit d’apprécier le rôle de guide et non celui de bourreau. Je me doute qu’il n'y a rien de plus difficile en ce monde que de devoir élever un enfant, même si je n’en ai jamais fait l’expérience. Néanmoins, quand on voit les dégâts occasionnés sur les adultes que ces pauvres gosses deviennent… Me voilà partagée entre deux émotions confuses :la colère et la tristesse.

– Bien, si j’en crois votre description, vous êtes bienveillant, serviable et attentionné. Cela fait bien trois. Ce sont d’excellentes qualités. Et je suis certaine que ce n’est qu’un début , affirmé-je tout en saisissant la brindille qui se trouve à mes pieds afin de jouer avec. Pour me reprendre, j'ai besoin de m’occuper les mains… Alors je trace quelques traits dans la terre tout en observant le résultat. À mon tour … Que pourrais-je dire … je réfléchis un instant. Mine de rien, l’exercice n’est pas si facile. Je suis amusante. Cela ne se voit pas comme ça, mais j'ai beaucoup d’humour. Enfin… C'est une sorte de mécanisme de défense en réalité. La plupart de mes plaisanteries me viennent quand je suis nerveuse.

La suivante … Je ne vais tout de même pas choisir la facilité en employant des mots qu’il a lui-même utilisés selon ses propres observations.

– Je suis obstinée ! m’écrié-je en constatant que si cette affirmation n’est pas tout à fait fausse, elle n’en est pas vraie pour autant. Enfin… Dans mon boulot. Je ne renonce pas facilement quand je me retrouve face à une énigme. Je trouve même cela stimulant. Dans ma vie privée, c'est un peu différent.

Non, c'est TRÈS différent. Je renonce aisément devant les difficultés. Je fuis, le plus souvent. J'ai l'étrange capacité de rebooter toute ma vie. Enfin, c'est comme ça que je le vois.

– Et je fais d’excellents hotteok ! conclus-je, victorieuse avant de reposer le bâtonnet. Poursuivons avec trois points négatifs. A vous l’honneur.

Il est fort possible que je me trompe, mais j’ai l'impression de le voir se détendre un peu. Sa curiosité n’est décidément plus à démontrer. Il semble s’intéresser à tout comme s’il se trouve en plein moment de découverte et… je dois bien avouer que cela m’amuse.

– Mon travail ici est bien plus calme que ce qu’ai connu ailleurs, mais il n’en reste pas moins intéressant. Je ne sais pas s’il est réellement possible de se surpasser ici… je pouffe légèrement tout en grattant le sol du bout de mon index. Je suppose que vous avez raison. Il est nécessaire de distinguer les deux faces de sa propre vie. J’aime l’idée du jardin secret.

Un jardin que j'aurais aimé préserver davantage à une époque pas si lointaine… Peut-être aurais-je pu préserver ma fierté et mon honneur en évitant de m’enticher d’un patient marié. Enfin… Tout cela, c'est du passé à présent.

J'écoute ses points négatifs. Ces derniers sont prononcés sans détour, sans la moindre hésitation. Et si cela ne me surprend pas, je dois bien reconnaître que cela m’attriste quelque peu.

– Hm… Je suis d'accord pour le pessimisme et possiblement pour la rudesse… Mais je réfute l’égoïsme. Vous ne semblez pas vouloir faire passer votre propre intérêt avant tout le reste. Au contraire, vous vous souciez des autres … de leur opinion à votre sujet, de leurs sentiments.

On pourrait peut-être parler d' égocentrisme, mais là encore je doute fort que ce mot exprime correctement sa personnalité. C'est un être sensible. Un jeune homme en pleine reconstruction qui peine encore à trouver le bon moyen de réparer les dégâts occasionnés sur sa personne. L’envie ne lui manque pas. Il veut améliorer les choses … Néanmoins, le plus difficile est encore de trouver la méthode qui lui correspond. Sans doute a-t-il besoin d’être rassuré. Qu’on lui prouve son attachement et surtout que l’on est capable de l’accepter et de l’aimer tel qu’il est.
Ce n’est pas mon rôle, bien-sûr. Mais je suis certaine que dans son entourage se trouvent ces précieuses personnes … Encore faut-il être capable de les accepter.

– D’accord, d’accord … À mon tour donc .. soufflé-je tout en réfléchissant. Je suis … naïve, bordélique et beaucoup trop bavarde, déclaré-je avant d’éclater de rire.

J’aurais pu lui parler de ma rancune, de mon manque de confiance envers moi-même comme envers les autres. Mais autant garder cela pour mon jardin secret.

– Ce que je voudrais être ou changer… répété-je machinalement pour m’offrir un petit temps de réflexion. J'aimerais être plus courageuse pour ne plus avoir à lâcher le barreau sur lequel je me trouve. J’aimerais trouver l’endroit qui me fera me sentir chez moi et… j’aimerais être heureuse, tout simplement. Ce n’est pas très original, je vous l’accorde… Et vous ?